Éloge du mauvais geste

Madagascar Tribune
lundi 6 décembre 2010, par Patrick A. 



Bien sûr, il est impossible pour quiconque est un peu sérieux, de ne pas partager les préoccupations des États-Unis concernant la piètre qualité de la situation des droits de l’Homme à Madagascar.

Des rappels à l’ordre sur les libertés de réunion, d’expression sont plus que jamais d’actualité sous nos latitudes. Et il est parfaitement inadmissible que quelqu’un se retrouve mystérieusement blessé dans une prison et qu’aucun responsable malgache ne se préoccupe de dénoncer les auteurs d’un tel acte.

La situation diplomatique étant ce qu’elle est, c’est Brett Bruen, conseiller chargé de la communication et des affaires culturelles à l’ambassade des États-Unis à Antananarivo, qui a été chargé de porter la bonne parole. Responsabilité pas si évidente pour un homme jeune, dont la fonction l’accoutume plus à charmer la presse locale qu’à dompter les dragons de la HAT.

Outre le fait qu’il est jeune, Brett Bruen est américain. À ce titre, il transpire naturellement de sa personne un optimisme et une impression d’inébranlable confiance en l’avenir qui détonnent franchement avec la culture locale et ne pouvaient que vexer certains destinataires du message.


Mais sa parole demeure pleinement légitime, non pas parce que les États-Unis sont la première puissance politique et économique mondiale, mais parce qu’il est impossible de ne pas reconnaître aux États-Unis un historique bien plus convaincant en matière de droits humains que celui de bien d’autres pays, qui plus est de Madagascar.

Idéal vs. principe de réalité

L’optimisme et la foi en l’avenir, ai-je écrit, sont des vertus américaines qui manquent cruellement aux malgaches, parfois trop prompts à se décourager devant la complexité.

Mais si les choses étaient toujours simples, l’homme le plus puissant du monde, Barack Obama, n’aurait eu aucun mal à réaliser rapidement une de ses promesses électorales : fermer la prison de Guantanamo, qui n’aurait sans doute jamais dû ouvrir. Est-il besoin de rappeler combien d’années certains détenus ont dû attendre dans des prisons secrètes sans avoir accès à de vrais avocats ?

Et les déclarations de M. Bruen sur la liberté d’expression et la nécessité de la non interférence du politique dans les affaires judiciaires semblent malheureusement perdre de leur portée au vu de certaines réactions récentes vis-à-vis du site Wikileaks.

Julian Assange a été qualifié de « combattant étranger illégal » par des membres de la Chambre des Représentants des États-Unis [1]. Après cela, difficile de prôner la modération à des gens comme Alain Ramaroson.


Et il n’y a bien sûr coïncidence que dans nos imaginations, entre le rythme des révélations de Wikileaks, et les hauts et les bas des poursuites contre Julian Assange pour une affaire présumée de rapports sexuels non consentis.

Wikileaks et Radio Fahazavana, même combat ?

Voici donc la presse et les internautes du monde entier prévenus. Pris de panique par les révélations des câbles diplomatiques américains, les gouvernements du monde entier sont capables de prendre des largesses avec l’État de droit et de décider « unilatéralement », sans saisir l’autorité judiciaire et sans même prendre la peine de qualifier en droit le « crime » dont WikiLeaks serait coupable, de tenter de faire disparaître un site. Wikileaks et Radio Fahazavana, même combat ?


Car il faut remettre les choses en proportion. Les informations de Wikileaks étaient tellement « secrètes » que 500 000 personnes y avaient accès sur un réseau informatique qu’aucun responsable depuis le 11 septembre 2001 ne s’était réellement préoccupé de sécuriser.
Il n’y a aucun document classé « top secret » dans les 250 000 câbles qui sont arrivés chez les 5 journaux ayant obtenu l’exclusivité des données de Wikileaks. Considérer un document isolé sans prendre en compte l’ensemble risquerait de mener à de fausses conclusions : compte-rendus de réunions, hypothèses de travail échafaudées par des personnes de rang très divers sont le fruit quotidien de toute administration un peu routinière. Dans le cas présent, ils n’ont de poids que parce qu’ils forment une masse qui permet de mieux mesurer le consensus au sein de cette administration. Et les personnalités décrites dans ces documents seront généralement plus amusées que surprises du regard qu’ont sur eux leurs interlocuteurs US ou alliés.

La pire attaque sur la liberté d’Internet depuis sa naissance

Il faudra sans doute que le Secrétariat d’État US procède à quelques rotations anticipées de son personnel pour dissiper certains malaises. Tant mieux pour les jeunes diplomates ambitieux ? Pas vraiment si une chape de plomb tombe sur eux, et sur ce plan, Washington ne semble pas faire mieux qu’Antananarivo. Et cela justifie-t-il toutes les pressions sur les prestataires du site controversé pour qu’ils cessent toute collaboration ?
Pourtant, les diplomates et hommes politiques ne sont pas toujours hostiles à la violation du secret.


En se référant aux documents WikiLeaks, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture a demandé aux États-Unis de lancer une enquête sur les cas de mauvais traitements infligés à des prisonniers irakiens. Dans le même esprit, le Parlement européen a voté une résolution demandant l’ouverture d’une « enquête transatlantique indépendante » sur des cas de torture de prisonniers perpétrés avec l’approbation apparente de la Coalition en Irak.

Le ministère danois de la défense a demandé à Wikileaks de lui fournir une version non expurgée des documents sur l’Irak (comportant tous les noms de personnes). Il souhaite s’en servir pour faire avancer son enquête sur des soldats danois soupçonnés d’avoir livré aux autorités irakiennes des prisonniers tout en sachant que ces détenus risquaient d’être torturés ou tués. WikiLeaks a accepté la demande. Auparavant, le Danemark avait demandé l’aide des Etats-Unis dans cette affaire, en vain.

Grâce au Guardian, on sait aujourd’hui que, dans la masse des messages, il y en a au moins 561 qui concernent de près ou de loin Madagascar. Rien de ce qui est sorti jusqu’ici ne bouleverse ce que l’on pressentait déjà : il y a des rivalités économiques entre la France et les États-Unis, que ce soit en Afrique ou ailleurs. Mais le consensus entre ces deux pays semble plus fort que ce que certains « spécialistes » de la théorie du complot imaginent. Et si crise il y a, elle relève d’abord de l’entêtement des acteurs malgaches, prompts à faire aujourd’hui ce qu’ils dénonçaient hier.

Il n’empêche que nous souhaitons en savoir plus.

Wikileaks a-t-il fait un mauvais geste ? Son action poussera-t-elle vers la transparence ou le secret ? Permettez-nous de penser, en tout cas, que dans le cas particulier de Madagascar, un peu plus de transparence maintenant serait la bienvenue.

http://www.madagascar-tribune.com/Eloge-du-mauvais-geste,15182.html

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